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Lutte Ouvrière : succès et ambiguïtés d’une campagne

 Le succès remporté par les listes présentées par Lutte Ouvrière dans 68 départements ne peut que réjouir tous les militants d’extrême-gauche et tous les travailleurs reprenant confiance dans les idées correspondant aux intérêts de la classe ouvrière. Dans de nombreux cas, les listes LO ont recueilli plus de 5 % des suffrages exprimés et vingt élus de LO seront présents dans neuf conseils régionaux différents. Ces résultats n’auraient pas été possibles sans les efforts militants de tous les camarades de cette organisation depuis de nombreuses années pour faire pénétrer les idées révolutionnaires quotidiennement dans les entreprises et pour être présents dans toutes les élections à l’échelle nationale depuis 1973. Cette constance dans le dévouement est une condition nécessaire pour obtenir des succès politiques même modestes. Mais elle n’est évidemment pas suffisante. Il faut un changement dans la conscience d’une fraction du monde du travail, ce que traduit le résultat de ces régionales. Au-delà du constat positif que l’on peut faire des résultats électoraux de LO, il importe surtout de prendre la mesure des perspectives qu’ils révèlent. Lié à cela, il importe de prendre la mesure des capacités des militants révolutionnaires à comprendre les possibilités qui s’offrent à eux et à formuler ensemble une politique dans laquelle pourrait se reconnaître toute une fraction de la classe ouvrière et de la jeunesse.

Une campagne en retrait sur le plan politique

De ce point de vue, le contenu politique de la campagne de Lutte Ouvrière comportait des ambiguïtés et des omissions qui laissent mal augurer de ses capacités à donner un prolongement juste à l’attente de tous ceux qui ont voté pour ses listes. Dans sa profession de foi, LO s’abstenait de dire aux travailleurs que le gouvernement de la gauche plurielle est au service du grand patronat, des financiers et de la bourgeoisie en général. Ses critiques à l’égard du gouvernement Jospin étaient étonnamment modérées et elles le restent dans ses commentaires des résultats des régionales. Le reproche essentiel fait dans le dernier éditorial des bulletins d’entreprises de LO est “ l’insuffisance des mesures prises par le gouvernement pour réduire le chômage. ” Le plus grave est que LO accrédite l’idée que ce gouvernement pourrait mener une autre politique “ s’il le voulait ”. Cette affirmation est trompeuse. Si réellement c’était une question de volonté de la part du gouvernement, il suffirait que les travailleurs fassent pression par leurs luttes sur ce gouvernement pour que, par exemple, il interdise les licenciements. Depuis quand et à partir de quels exemples historiques,  les révolutionnaires peuvent-ils faire croire aux travailleurs qu’il est possible d’amener un gouvernement de gauche à interdire les licenciements ? A l’inverse, il est du devoir des révolutionnaires de dire aux travailleurs que les mesures efficaces contre le chômage ne pourront être prises que par eux-mêmes, en se mobilisant et en s’organisant. Il est de leur devoir d’expliquer que dans ce combat, ils auront toujours contre eux le gouvernement au service de la bourgeoisie, qu’il soit de droite ou de gauche.

Cette idée qui était au cœur des campagnes électorales de Lutte Ouvrière jusqu’en 1995 a totalement disparu. Dans le plan de mesures avancé dans sa dernière campagne ne figurait plus la nécessité d’un contrôle des comptes de la bourgeoisie et de toute l’économie par les travailleurs. Sans le contrôle des travailleurs, aucune des mesures avancées, aussi radicale soit-elle, n’a de sens. C’est brandir un couteau sans lame. Cela conduit à une perception fausse des rapports entre l’économie capitaliste, la bourgeoisie, son Etat et le gouvernement en cours à son service. C’est ce qui a amené la direction à écrire dans la profession de foi que si les comptes en banque étaient rendus publics “ on verrait alors d’où vient et où va l’argent et que les licenciements ne sont jamais justifiés par des raisons économiques. ” Comme si les licenciements pouvaient avoir en règle générale d’autres raisons qu’économiques dans le cadre d’un système basé sur la concurrence et la recherche du profit !

Quand tout à coup, en conclusion de son dernier éditorial, LO évoque in extremis la nécessité des luttes, cela aboutit à une affirmation fausse : “ Mais les patrons et les lois ne changent que lorsqu’on les fait changer par les luttes, par les grèves ou dans la rue. ” Désolés, camarades de Lutte Ouvrière, même la révolution ne pourra “ changer les patrons ”. Quant aux lois que les travailleurs peuvent arracher à la bourgeoisie et à son Etat, elles peuvent sanctionner quelques progrès limités mais certainement pas toucher à des questions essentielles menaçant le pouvoir des capitalistes telle que l’interdiction des licenciements collectifs.

Les critiques que nous exprimons ici sont importantes pour l’avenir. Les travailleurs n’ont pas besoin pour se défendre d’avocats moralistes lançant des imprécations indignées contre le patronat. Ils ont un besoin vital, pour leurs futures luttes, de savoir comment fonctionne la société et l’économie capitaliste, sans avoir l’ombre d’une illusion sur la possibilité d’obtenir d’un gouvernement de gauche de bonnes lois et de bonnes mesures sur des questions vitales pour eux. Il serait particulièrement dommageable de rester sur le terrain de telles illusions au moment où bien des travailleurs socialistes et communistes qui ont voté pour l’extrême gauche l’ont fait parce qu’ils sont en train de perdre leurs illusions réformistes.

Le refoulement de la question du parti

LO n’abordant pas la nécessité d’une mobilisation des travailleurs pour imposer les mesures qu’elle avance, il est logique que la nécessité de s’organiser politiquement dans ce but soit passée à la trappe. Arlette Laguiller est de fait sur la défensive quand elle doit répondre aux questions concernant la construction d’un parti des travailleurs. Tout indique dans ses interviews comme dans les écrits de la direction de LO que, sous couvert de modestie, Lutte Ouvrière se considère comme le noyau autour duquel se construira le parti. Le succès des régionales est censé permettre à LO de grossir. Cet égocentrisme politique et organisationnel est erroné et risque fort de stériliser tous les efforts des camarades de LO. Des militants se prenant pour les seuls révolutionnaires habilités à construire le parti et refusant de discuter avec les autres tendances révolutionnaires et de collaborer avec elles, n’ont aucune chance d’établir des relations démocratiques avec les travailleurs et de gagner leur confiance. Aucun dévouement et aucune forme d’activisme ne peuvent permettre de surmonter ce handicap majeur du sectarisme que la direction de LO dresse devant ses propres militants.

Bien plus, dans sa volonté de masquer sa dérobade devant ses responsabilités après l’appel d’Arlette à construire le parti des travailleurs de 1995, la direction de LO rabaisse la portée du score des présidentielles en lui donnant un sens purement “ personnel ”. Toujours dans son commentaire des scores des régionales de son éditorial, elle écrit : “ c’est un score qui atteint à peu près les scores d’Arlette Laguiller aux présidentielles. Il ne s’agit donc plus d’un vote sur une personnalité, si représentative soit-elle de notre mouvement et de nos idées ”.

La direction de LO décrète cette fois avec aplomb et sans nuance que les travailleurs ont voté “ pour les idées et le programme que Lutte Ouvrière représente ”. Un succès politique ne saurait être détourné à seule fin de renforcer “ sa boutique ” et de toiser de plus haut le reste de l’extrême gauche. Celui des régionales, sans être extraordinaire, excède politiquement et humainement les capacités des militants de LO. Si nos arguments ne les convainquent pas aujourd’hui, leur propre expérience s’en chargera dans les mois qui viennent. La seule voix réaliste consiste à rassembler toutes les forces des révolutionnaires pour constituer un pôle commun. Il est ridicule de prétendre vouloir “ aider à rétablir un rapport de force favorable des travailleurs contre le patronat ” à partir de son “ crédit politique, ajouté à notre implantation particulière dans le monde du travail ” sans œuvrer au regroupement de toutes les tendances révolutionnaires.

Pour réfuter cette prétention qui place actuellement LO dans une impasse malgré les apparences flatteuses et trompeuses qu’entraînent ses scores aux régionales, nous ne pouvons mieux faire que de citer un article de la “ Lutte de classe ” n° 41 de décembre 1976 écrit par la direction de LO sur l’unité des révolutionnaires et la construction du parti ouvrier révolutionnaire en France et à l’échelle internationale. “ En fait, l’émiettement du mouvement trotskyste, en France comme dans le monde, est dû au manque de liens avec la classe ouvrière, au fait que socialement il est resté un mouvement petit-bourgeois. Il a donc subi toutes les pressions des courants qui pouvaient traverser les milieux petits-bourgeois, très différents suivant les époques et les pays, mais pressions qui furent assez fortes pour amener les nombreuses cassures que l’on connaît. A cela il faut ajouter, sans doute, l’irresponsabilité d’un certain nombre de militants et de dirigeants, irresponsabilité due aussi finalement à la nature petite-bourgeoise du mouvement. Elle les a amenés soit à scissionner, soit à exclure sans qu’il y ait souvent de véritable justification. ” Nous adhérons à cette analyse qui permet d’expliquer par avance pourquoi la peur petite-bourgeoise d’assumer ses responsabilités a conduit la direction de LO à nous exclure sans “ véritable justification ” puisque nulle part elle n’a pu écrire publiquement quoi que ce soit expliquant l’existence de la tendance Voix des Travailleurs. Cet article de la LDC poursuit :

“ Et ce n’est pas, aujourd’hui, parce que ce parti n’existe pas que rien n’est possible au mouvement trotskyste pour sortir de son état d’émiettement. D’abord parce que le meilleur moyen d’aider à la naissance d’un parti, c’est-à-dire d’une direction compétente et reconnue, c’est justement que des luttes communes soient menées, au cours desquelles elle pourra agir. Ensuite, parce que de toute manière, il est stupide sous prétexte que des désaccords nous séparent de ne pas agir en commun sur les points où nous sommes d’accord. C’est pour cela que la politique de notre tendance a toujours été de chercher en permanence où sont les possibilités d’unité dans ce mouvement trotskyste, jusqu’où elles peuvent aller, entre quels groupes et sur quelles bases. ”

Cette politique garde toute sa valeur et toute son actualité. Tous les révolutionnaires, et en particulier tous les militants de LO, qui s’en empareront seront en mesure d’accomplir les tâches nécessaires à la construction du parti des travailleurs car les conditions politiques et sociales s’y prêtent aujourd’hui plus que jamais.

Citation : Léon Trotsky ( Déclaration de La Vérité 1929)

 “ La social-démocratie au pouvoir ne signifie même pas que des réformes vont être réalisées. Quand la bourgeoisie se sent obligée de consentir à une réforme sociale, elle le fait elle-même, sans céder cet honneur à la social-démocratie. Lorsqu’elle permet aux socialistes de la servir, elle les prive même de l’argent de poche nécessaire à couvrir les dépenses d’une activité réformatrice ”.

Anticapitaliste ou communiste révolutionnaire ?

 Bien des militants que nous rencontrons dans les mouvements des chômeurs ou qui se retrouvent dans les manifestations des sans-papiers ou contre le Front National, ou qui militent à SUD, pensent qu’aujourd’hui la tâche consiste à regrouper les travailleurs sur la base d’objectifs “ anticapitalistes ”, disant ou sous-entendant qu’il ne faut pas affirmer ou afficher ouvertement des objectifs communistes et révolutionnaires pour lesquels la situation, tant objective que politique, n’est pas mûre. Le plus souvent, les camarades avec lesquels nous avons ces discussions ne remettent pas ces objectifs fondamentaux en cause, mais les renvoient à d’autres échéances ou d’autres périodes.

Nous pensons que ce raisonnement n’est pas juste.

Ne se fixer que des objectifs anticapitalistes revient à limiter par avance les luttes des travailleurs à s’opposer aux effets négatifs ou aux effets les plus choquants, les plus révoltants ou dramatiques du système capitaliste, sans réellement en remettre en cause les fondements mêmes. En fait, ces camarades inversent le raisonnement. Ce n’est pas en insérant l’ensemble des luttes de la classe ouvrière dans le combat général pour son émancipation que l’on tourne le dos aux revendications les plus simples, les plus quotidiennes, voire les plus partielles ou limitées des travailleurs. Bien au contraire, ce n’est que parce que nous sommes pleinement partie prenante de la lutte des travailleurs pour leur émancipation de l’oppression capitaliste, que nous pouvons être sans calcul ni réticence, pleinement solidaires de tous les combats de la classe ouvrière pour elle-même, pour ses propres intérêts, pour la moindre de ses revendications.

Par contre, si on limite par avance les objectifs, on entretient de fait des ambiguïtés qui laissent la place à bien des calculs ou des attitudes politiques qui ne rompent pas pleinement avec les comportements ou les intérêts d’appareil, et cela peut conduire à se détourner de certaines revendications très concrètes, immédiates, des travailleurs, ou de revendications urgentes et décisives, voire ne pas aller jusqu’au bout de certaines luttes, tant il est vrai qu’aujourd’hui il n’est pas possible de défendre de façon conséquente, même sur le simple plan syndical, les intérêts des travailleurs sans être par avance prêt à mener tous les combats jusqu’au bout, en n’ayant aucun intérêt au maintien du statu quo. La moindre des luttes ou des revendications exige pour être bien défendue une totale liberté d’idée et d’action vis à vis des patrons bien sûr, de l’encadrement en général, mais aussi des appareils, pour n’avoir d’autre repère que les intérêts des travailleurs.

On ne peut défendre pleinement les intérêts immédiats des travailleurs sans lier tous les combats de la classe ouvrière aux objectifs de transformation radicale de la société, les objectifs communistes révolutionnaires. Aujourd’hui les révolutionnaires ont une place pleine et entière à prendre à tous les niveaux de l’organisation de la classe ouvrière, tant syndicale que politique, et c’est en affirmant sans ambiguïté leurs objectifs, sans ruser avec les idées, sans prendre prétexte du niveau de conscience de la majorité des travailleurs pour justifier ce qui reviendrait, de fait, à une abdication de ses propres idées. Inévitablement, de tels raisonnements ne manqueraient pas de préparer des capitulations devant les partis ou les organisations syndicales qui soutiennent plus ou moins le gouvernement, au moment où de plus en plus nombreux sont les travailleurs qui sont amenés à chercher à renouer avec les idées de la lutte de classe.

Citation : Lénine, L’Etat et la révolution, 1917

  “ Décider périodiquement, pour un certain nombre d’années, quel membre de la classe dirigeante foulera aux pieds, écrasera le peuple au Parlement, telle est l’essence véritable du parlementarisme bourgeois, non seulement dans les monarchies constitutionnelles parlementaires, mais encore dans les républiques les plus démocratiques. (…) Certes le moyen de sortir du parlementarisme ne consiste pas à détruire les organismes représentatifs et le principe électif, mais à transformer ces moulins à paroles que sont les organismes représentatifs en assemblées “ agissantes ”.

Considérez n’importe quel pays parlementaire, depuis l’Amérique jusqu’à la Suisse, depuis la France jusqu’à l’Angleterre, la Norvège, etc., la véritable besogne d’“ Etat ” se fait dans la coulisse ; elle est exécutée par les départements, les chancelleries, les états-majors. Dans les parlements, on ne fait que bavarder, à seule fin de duper le “ bon peuple ”