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Russie : Eltsine quitte la Présidence comme il l'avait commencée, par un coup de force salué par les dirigeants occidentaux

Je m'adresse à vous pour la dernière fois en tant que président de la Russie. En ce dernier jour du siècle, je démissionne.(…) J'ai signé un décret sur le transfert des pouvoirs du président de la Russie au président du gouvernement Vladimir Poutine… " Eltsine a créé la surprise, le 31 décembre, par cette annonce télévisée au moment où il devait prononcer ses vœux pour l'an 2000. En démissionnant, Eltsine avance d'au moins trois mois la date des élections présidentielles qui devront avoir lieu, selon la Constitution, avant le 26 mars, et qui ont toutes les chances de plébisciter son premier ministre devenu président par intérim, Poutine.

Ce départ spectaculaire, qu'Eltsine a voulu pathétique, en demandant " pardon " aux Russes, a été salué par tous les dirigeants politiques occidentaux, qui ont vanté, comme Chirac, le " rôle historique " de celui qui avait " enraciné la démocratie " en Russie, ou comme le chancelier allemand Schroeder, " fait sortir la Russie de son passé communiste et contribué de façon cruciale à développer la démocratie et l'économie libre de marché dans son pays ". Pour Jospin, qui s'est voulu plus sobre pour se démarquer de Chirac, " c'est le jeu de la démocratie qui va s'exprimer ". Mensonge unanime chez ces dirigeants des puissances impérialistes qui parent de vertus démocratiques ce qui n'est qu'un vulgaire coup de force, conforme à une Constitution qui assure les pleins pouvoirs au Président et qu'Eltsine avait imposée à la population russe, à la fin de l'année 1993, quelques semaines après avoir réduit l'opposition des députés en faisant bombarder le Parlement.

Pour Eltsine et son entourage, il fallait aller vite pour assurer l'élection de leur candidat Poutine comme Président, et éviter leur débâcle complète. Un des premiers gestes de Poutine a été de leur garantir une immunité judiciaire à vie qui leur évite " arrestations, perquisitions, fouilles et interrogatoires " qu'auraient pu leur valoir toutes les affaires crapuleuses auxquelles ils sont mêlés. Il fallait profiter du succès qu'ils viennent de remporter le 19 décembre dernier aux élections législatives. Au scrutin proportionnel, la liste soutenue par Poutine, " Unité ", a recueilli 23,24 % des voix, juste derrière le Parti communiste qui en a obtenu 24,29 %. Les rivaux les plus dangereux pour le clan présidentiel, l'alliance constituée par l'ancien premier ministre Primakov et le maire de Moscou Loujkov, " Patrie, toute la Russie ", ont subi un revers avec 13,12 % des voix.

Ces élections législatives n'avaient pas d'autre enjeu que de servir de primaire aux élections présidentielles, et d'offrir aux 450 élus, outre la sinécure que représente le poste de député, des pouvoirs étendus dans leur circonscription, et surtout une immunité parlementaire qui protège ces politiciens mafieux de la justice, même si celle-ci les accusait des meurtres que certains sont connus avoir commandités. Les programmes de tous les candidats étaient quasiment interchangeables, tous font assaut de patriotisme russe et approuvent la guerre en Tchétchénie.

Le reflet que ces élections donnent de l'opinion réelle de la population russe ne peut être que déformé, car outre le fait qu'aucune force politique n'y représentait ses intérêts, elle n'a eu droit qu'à un matraquage médiatique où l'emportent par avance ceux qui ont le plus d'argent, et le plus de pouvoir. Certains commentateurs ont souligné l'ampleur des pressions exercées par les gouverneurs de région pour faire voter pour eux mêmes ou les candidats de leur choix, à coups de menaces de toutes sortes.

Mais malgré tout, leur résultat est une indication de l'état d'esprit de la population.

En premier lieu, un résultat qui n'a pas été souligné par la presse, le chiffre des abstentions, qui a été de 38 %, qui montre à quel point, dans ce qu'on nous vante comme une " démocratie nouvelle ", des millions de travailleurs sont écœurés par l'affairisme des politiciens et n'ont plus confiance en aucun d'eux.

Egalement, le résultat du Parti communiste, qui fait plus de voix, avec 24,29 % qu'aux dernières législatives de décembre 95 où il en avait obtenu 22,30 %. Même si le Parti communiste ne remet pas en cause la privatisation de l'économie, qui est à la base de l'affairisme qui gangrène toute la vie sociale, comptant parmi ses candidats bon nombre de patrons d'entreprises privées, même s'il a eu des ministres dans les divers gouvernements formés par Eltsine, il fait figure malgré tout de seul parti d'opposition. Une opposition dont Eltsine et Poutine n'ont rien à craindre, puisqu'elle ne sert aux dirigeants de ce parti qu'à marchander leur accès aux postes du gouvernement, comme l'a fait Ziouganov, dès les premiers résultats connus, en réclamant des postes clés.

Le reflet donné par ces élections, malgré l'absence d'un réel libre choix, de l'évolution de la situation politique, c'est sans doute un succès pour Poutine, mais bien précaire.

Grâce à la sale guerre qu'il mène en Tchétchénie, il a réussi à se faire plébisciter par les couches de la populations qui appellent de leurs vœux l'Etat fort qu'il a promis lui-même lors de sa prise de fonction comme Président par intérim, en particulier tous les privilégiés qui craignent l'explosion sociale, ou cette petite bourgeoisie qui se retrouve quasiment ruinée à la suite de la crise financière d'août 98, après avoir rêvé d'enrichissement. En mettant en avant la " grandeur de la Russie ", il réconcilie le patriotisme, qui les grandit eux-mêmes à leurs propres yeux, et le libéralisme, qui était auparavant considéré comme vendu à l'étranger, aux Occidentaux.

Mais c'est bien parce qu'ils savent que ce crédit est fragile, et peut être de courte durée, que Eltsine et Poutine ont procédé à ce coup de force constitutionnel, derrière lequel se dessine un pouvoir dictatorial sinistre dirigé par un ancien chef des services de sécurité, qui a pour l'instant l'appui des généraux russes en mal de revanche en Tchétchénie.

Galia Trépère

 

1991-1999, les années Eltsine - le rétablissement du capitalisme entraîne une catastrophe dans l’ex-URSS soumise au pillage de la finance internationale et d’une bourgeoisie mafieuse dont Eltsine aura été le zélé serviteur

Nombre de journalistes rendent responsable de la situation catastrophique de la Russie, Eltsine corrompu, malade, alcoolique et l’héritage de l’ex-URSS. Les mêmes chantaient pourtant ses louanges en 1991, mais Eltsine n’aura été que le serviteur de forces sociales bourgeoises qui le dépassaient complètement, et qui ont conduit à la réintégration de l’ex-URSS dans l’économie capitaliste mondiale au rang d’un pays sous-développé ravagé par un pillage en règle.

Eltsine comme tout le personnel dirigeant russe est issu de l’ancienne bureaucratie soviétique. Fils de paysans de l’Oural né en 1931, son parcours est celui de nombre d’apparatchiks. Entré au PC en 1961, il gravit un à un tous les étages grâce, notamment, à l’appui de son protecteur Gorbatchev. En 1976 il est le dirigeant du PC pour sa région, en 1981 il est membre du Comité central et en 1984 membre de Soviet suprême. Loin d’être un opposant du régime il en est le pur produit : un bureaucrate arriviste.

En 1985, la mort de Brejnev ouvre une crise politique, Gorbatchev, dans sa lutte contre ses rivaux, lance sa campagne contre l’appareil, c’est la " glasnost ", la " perestroïka ". Pour Eltsine c’est un tremplin, Gorbatchev le nomme à la tête du parti de Moscou, il y fait le ménage remplaçant 23 des 33 premiers secrétaires des comités de district, se créant ainsi son propre réseau d’influence.

Mais Gorbatchev est vite débordé par les forces sociales qu’il a lui-même contribué à libérer : bureaucrates et petite bourgeoisie qui veulent le rétablissement de la propriété privée. Face aux hésitations de Gorbatchev, Eltsine fait de la surenchère démagogique, dénonçant tout ce qui freine les réformes en cours. En 89 c’est la chute du mur de Berlin et la fin de la main mise soviétique sur les pays de l’Est, face au déferlement anticommuniste qui suit, Eltsine devient le champion de l’anticommunisme. Pour asseoir son pouvoir il cherche l’appui de toutes les forces hostiles au pouvoir central qui poussent à l’éclatement de l’URSS en une multitude de fiefs. Lui-même se fait élire, en juin 1991, président de la Russie.

Mais son heure de gloire sera la tentative de putsch de la fraction hostile à la dissolution de l’URSS. Eltsine en profite pour se donner l’image, grâce à la presse occidentale, d’un " champion de la démocratie " en montant sur un char devant les caméras complaisantes pour haranguer la foule massée autour du Parlement. Le putsch est un échec, Eltsine écarte Gorbatchev. En novembre, il dissout le PC, puis en décembre l’URSS qui de fait n’existait plus depuis son morcellement en une multitude de républiques indépendantes.

Ce que Gorbatchev avait timidement commencé, s’accélère avec le gouvernement d’Eltsine à partir de 1992. Le monopole d’Etat sur le commerce extérieur est aboli et toute une partie de l’économie est privatisée. Les conséquences ne tardent pas à être catastrophiques pour la population : la libéralisation des prix entraîne une hyper-inflation, 2 600 % pour toute l’année, 1 000 % pour l’année 1993. De plus la convertibilité du rouble entraîne sa chute : de un dollar pour 220 roubles début 1992, son cours passe à un dollar pour 420 roubles fin 92. Commencent la ruine de millions de Russes et la plongée dans la misère du fait de la fin des subventions aux produits de consommation, de la fermeture des hôpitaux et des écoles publics et du retard dans le paiement des salaires.

Face à la colère de la population, les députés craignant des explosions sociales tentent de s’opposer à Eltsine. Mais le " champion de la démocratie " envoie l’armée bombarder le Parlement et rétablir l’ordre dans un putsch sanglant qui fait plus de 150 morts. Ce coup de force lui vaut le soutien des grandes puissances qui voient en lui l’homme fort capable d’imposer les réformes qui doivent ouvrir les secteurs les plus rentables de l’ancienne économie planifiée au pillage des financiers occidentaux.

En 1994 et 1995 les privatisations continuent, donnant lieu à un véritable vol organisé. Les nouveaux riches, entrepreneurs mafieux, dépècent l’économie alors que la population plonge dans la misère. La popularité d’Eltsine a fondu, aux élections législatives de décembre 1995, son parti n’a que 10 % des voix. Aussi s’il est réélu Président en 1996 c’est grâce au soutien très appuyé de ces nouveaux riches et des puissances occidentales. Car malgré sa résistance qui se manifeste par de nombreuses grèves, la classe ouvrière russe ne peut ouvrir d’autres issues.

Le deuxième mandat d’Eltsine est marqué par une corruption généralisée : même les fonds du FMI ont été en partie détournés pour alimenter les comptes en Suisse du clan Eltsine, " la famille " comme l’appelle la presse. La maladie et l’alcool finissent par complètement le discréditer alors que les premiers ministres se succèdent au gré de l’aggravation de la crise et de la montée de la colère de la population. L’endettement de la Russie est colossal et la met totalement à la merci du FMI qui impose comme à tous les pays pauvres des plans draconiens contre la population ; à la merci aussi des groupes financiers occidentaux qui provoquent le krach d’août 1998, en se retirant brutalement de Russie. En 6 mois le rouble perd à nouveau 65 % de sa valeur et la moitié des 1 500 banques de Russie sont en faillite.

Ainsi, en quelques années, l’économie russe a été ramenée à celle d’un pays sous-développé. Toute la richesse produite sert au financement de la dette extérieure et à l’enrichissement d’une infime couche de capitalistes plus ou moins mafieux. L’espérance moyenne de vie a chuté de plus de 15 ans, elle est actuellement de 55 ans pour les hommes, au niveau de celle des pays du Sahel. 83,5 millions de Russes, 65 % de la population vivent actuellement avec moins de 830 roubles par mois environ 250 F.

Eltsine, vanté par la presse occidentale, comme elle avait vanté les miracles de l’économie de marché, a fini par révéler son véritable visage en négociant sa démission avec une immunité pour lui et " sa famille ". Mais dans ce bilan des années Eltsine, c’est la faillite du système capitaliste dont il était devenu le fidèle serviteur qui apparaît au grand jour !

Charles Meno