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Les routiers face au patronat et aux manœuvres du gouvernement et des syndicats

La grève des routiers a été annoncée longtemps à l'avance. Le patronat, les patrons routiers et les autres, se sont préparés à cet affrontement. Ils ont peaufiné un scénario où patrons, gouvernement et directions syndicales ont chacun leur rôle, avec un seul objectif final : faire subir aux chauffeurs routiers une lourde défaite.

Le dimanche, à quelques heures du démarrage de la grève, pendant que le principal syndicat patronal, l'UFT, quittait les négociations, l'UNOSTRA signait avec la CFDT et FO un préaccord bidon que le principal dirigeant de la CFDT n'hésitait pas à qualifier " d'historique ". Dans le même temps le ministre des transports, JC Gayssot, faisait parvenir aux routiers une lettre pour les inciter à ne pas se mettre en grève.

Si les routiers, à la base, n'avaient pas pressenti ces manœuvres et n'avaient pas, dans plusieurs régions, entamé la grève avant l'heure, celle-ci n'aurait pas eu lieu. Les directions syndicales étaient visiblement prêtes à la brader avant même qu'elle démarre.

La détermination des grévistes était évidente. D'emblée, au premier matin de la grève, le nombre de barrages était quatre fois plus élevé qu'au début de celle de 96.

Dès le lundi, le gouvernement a alterné les beaux discours et les coups contre les routiers. Le matin, il a envoyé les CRS déloger les grévistes aux postes frontières et le soir, Gayssot dialoguer avec eux à un barrage du Mans. Le mardi, pour continuer à souffler le chaud et le froid, la reprise des négociations a été annoncée, mais l'UFT a déclaré qu'elle négocierait le... mercredi. Les médias ont augmenté la pression sur les grévistes en se faisant largement l'écho des réactions des patrons routiers et des gouvernements européens, ou de celle de Chirac qui est intervenu lui-même pour y aller de son couplet sur la " libre circulation ".

La police a été mobilisée pour stationner aux points névralgiques et tourner autour des barrages. Mais certainement pas pour empêcher les provocations à l'égard des grévistes. Dans le Nord un chauffard a foncé sur un barrage et a blessé gravement deux routiers. Dans la nuit de mardi à mercredi, un patron de Vitrolles a organisé un commando d'une vingtaine de nervis qui a attaqué, cagoulé et armé de battes de base-ball, un barrage et blessé sérieusement trois grévistes.

Pendant ce temps-là, Jospin a annoncé une loi pour la semaine prochaine. Il s'agirait de renforcer les contrôles pour faire appliquer la législation. Et il promet que le gouvernement veillera à l'application des accords qui seront signés. Comme si les routiers pouvaient se satisfaire de futurs contrôles - qui en plus retombent la plupart du temps sur eux - et de la promesse que Jospin sera ferme demain avec les patrons routiers quand, aujourd'hui, il est à leur disposition. Les directions syndicales ont annoncé qu'elles attendaient beaucoup des négociations qui s'ouvraient le mercredi matin et ont déclaré à l'unisson qu'il fallait vite arriver à un accord.

Les adversaires des routiers cherchent à les isoler, à les démoraliser. C'est à tous les travailleurs conscients, sur le terrain, de démontrer le contraire.

Routiers : salaires de misère, actions a la hausse

Pour la CLTI, organisation patronale solidaire de l’UFT, " les propositions patronales mises sur la table des négociations sont considérables et sans aucun doute à la limite de la capacité économique de nos entreprises ". A les entendre, toutes les entreprises de transport seraient le couteau sous la gorge, au bord de la faillite, incapables d’augmenter les salaires des camionneurs.

Pourtant, il se trouve des entreprises de transport, comme Dentressangle, qui ont réalisé une hausse du chiffre d’affaires de 15 % durant le 1er semestre de cette année par rapport à l’année dernière et qui ont vu la valeur de leurs actions quadrupler en 2 ans. Alors les limites sont encore loin… pour les patrons et les actionnaires. Par contre c’est pour nos camarades routiers que les limites du supportable ont été atteintes.

Echos des barrages :

EN HAUTE NORMANDIE

Dans la région de Rouen et du Havre, des barrages s'étaient mis en place dès le dimanche matin, voire le samedi soir. Les grévistes et les syndicalistes à la base, voulaient se donner les moyens d'éviter tout " coup fourré " avant le début officiel de la grève. Les barrages sont établis à des points " stratégiques " : aux entrées et sorties des zones industrielles, aux abords des raffineries et dépôts d'essence, aux grands ponts sur la Seine.

La grève de l'an passé est très présente dans les mémoires. Les grévistes se racontent les suites de la grève, confirment que dans l'immense majorité des cas ils n'ont vu la couleur ni de la prime de 3000 F, ni du paiement des heures de repos et d'attente. Entre eux ils comparent leurs salaires. Bien souvent, ramené au taux horaire, c'est à peine, voire en dessous du SMIC. Même pour ceux qui font les parcours les plus longs ou les transports les plus délicats. Sur un barrage, l'exemple d'un jeune en contrat de qualification qui fait plus de 160 heures par semaine, seul dans son camion, pour moins de 3000 F par mois, indigne tout le monde. Une télévision belge est là. Les routiers incitent le jeune à leur montrer sa feuille de paye, " mais ne te laisse pas filmer, sinon tu es cuit ".

L'accord signé le dimanche par la CFDT et FO avec le syndicat patronal minoritaire UNOSTRA, ils le balayent : " 5% d'augmentation, ils se foutent de nous. Les 10 000 F pour l'an 2000, ça ne vaudra pas plus que ce qu'on gagne maintenant ! " Quant à la mesure proposée par Gayssot d'alléger les charges patronales de 800 F par camion, elle est prise comme une provocation : " c'est nous qui faisons grève et ils commencent par donner quelque chose aux patrons ! ".

Les routiers savent que leur grève est populaire. Beaucoup d'automobilistes qui passent, klaxonnent, font des signes d'encouragement. Certains, spontanément, leur demandent s'ils ont une caisse pour qu'ils versent un soutien financier. D'autres amènent du ravitaillement. A la CRAM de Rouen, toute proche d'un barrage, les salariés leur ont ouvert les sanitaires du CE et les employés de la cantine leur ont fourni de la nourriture. Sur d'autres barrages de la région rouennaise, les contacts avec les salariés d'autres secteurs sont fréquents. A celui du " rond point des vaches ", débouché d'un boulevard industriel de Rouen, des militants cheminots viennent les voir, les discussions s'enclenchent vite. On échange les impressions des grèves passées, 95 pour les uns, 96 pour les autres. On tombe vite d'accord sur l'idée que s'y on arrivait à s'y mettre ensemble, ça changerait bien des choses. Un routier demande à un cheminot de lui expliquer ce qu'il pense des " 35 heures " annoncées par le gouvernement, il a l'impression que ses patrons, poussés par le CNPF, veulent se rattraper de cela sur leur dos.

Le cheminot explique à quel point les " 35 heures " de Jospin sont bidon et comment le patronat peut s'en servir, avec l'annualisation et la flexibilité.

Quand on discute avec les grévistes de l'attitude du gouvernement actuel, ils ne font pas de différence avec celui d'avant. Si, une : " Cette année ils ont envoyé les CRS pour débloquer des barrages dès le premier jour ".

Depuis mardi la pluie s'est mise de la partie. Comme dans la région les barrages sont très nombreux, les grévistes sont très dispersés sur chacun des barrages, ils apprécient d'autant plus tous ces contacts avec les salariés, la population ouvrière. Cela les confirme dans l'idée que leur grève est juste et qu'ils ne sont pas seuls face au patronat et au gouvernement.

A BASSENS EN GIRONDE

Les routiers bloquent depuis la nuit de dimanche à lundi le dépôt de carburant de Bassens et contrôlent les entrées et sorties des camions-citernes réquisitionnés pour l'approvisionnement des hôpitaux, des services de santé et de secours... Lundi, ils ont installé un barrage filtrant à Lormont, à l'entrée de la zone portuaire, qui ne laisse passer aucun camion. " Les patrons nous font crever à petit feu. Cette fois, c'en est trop, pour les salaires de misère qu'ils nous paient en nous en demandant toujours plus, on est décidé à aller jusqu'au bout ". Pour les routiers de l'entreprise GT de Lormont, devant laquelle est installé le barrage, " à GT, le client est roi et c'est à nous qu'on impose les horaires déments, et en plus, les chargements et les déchargements des camions. C'est comme si on demandait à un secrétaire de bureau de faire le comptable, le gestionnaire, le secrétaire, le commercial, le balayeur... pour un salaire de secrétaire. "

Qu'ils soient de GT, Déméco, ou d'autres entreprises moins importantes, " les salaires varient entre 6500 et 7000 F net, quel que soit le nombre d'heures, qu'on en fasse 40 à 45 par semaine ou 60 à 65 comme certains. Le salaire est un forfait mensuel, les heures supplémentaires n'existent pas dans la profession et il faut aller quémander pour se faire payer quand il y a parfois de trop gros dépassements d'heures, et cela fait longtemps que toutes les primes ont disparu ". Quant aux frais, ils apparaissent inclus dans le salaire net, pour qu’il ait l’air moins misérable.

Tous pensent qu'il faut que la grève s'élargisse parce que c'est le seul moyen de faire céder les patrons. " Le gouvernement soi-disant socialiste nous envoie les flics, et le ministre Gayssot est de l'autre côté de la barrière et ménage les patrons, même s'il est allé manger le sandwich aux rillettes sur un barrage, lundi soir ", disaient certains. Un autre disait : " C’est nous qui faisons grève, et c’est les patrons qui vont empocher 800 F par essieu ", " alors si on veut gagner, il faut être conscient que ce sera dur et qu'il faut compter avant tout sur nous ". Pour les négociations, un syndicaliste CGT disait : " il y a ce qui convient aux syndicats là-haut, et il y a ce qui nous conviendra à nous ".

Sur les barrages, le moral est bon et les menaces de quelques patrons qui s’énervent au téléphone n’entament pas la détermination. Autour du braséro, on apprend la formation de nouveaux barrages et les discussions vont bon train, en attendant la relève des camarades qui feront la nuit, à 2 heures.

L’argent du pétrole

Denis Sassou Nguesso, l’ancien dictateur du Congo entre 1979 et 1992, écarté depuis cinq ans après l’élection de Pascal Lissouba, vient de reprendre le pouvoir après cinq mois de guerre civile. A peine proclamé " légalement " président, il a eu l’honneur de la visite de Philippe Jaffré, le PDG du groupe Elf Aquitaine. Il faut dire que ce dernier est inquiet, suite aux déclarations du nouveau dictateur. " Les compagnies pétrolières ont commis une erreur en versant jusqu’au bout leurs contributions à Pascal Lissouba, alors même qu’il occupait illégalement la présidence de l’Etat. L’erreur doit être corrigée. Les relations que le Congo entretient avec les pétroliers devront être révisées. "

En prononçant ces paroles, le dictateur ne sous-entend pas qu’il s’agit d’exproprier les grandes compagnies et de reverser la manne du pétrole dans l’économie locale pour soulager la misère des masses. Non, il fait tout simplement un chantage pour faire monter les enchères, jouant sur les rivalités qui opposent les grandes compagnies, en particulier sur les prétentions des compagnies américaines à battre en brèche les positions d’Elf, héritage de la domination coloniale française.

Pour faire augmenter la rente pétrolière que lui verse Elf, Nguesso peut compter aussi sur les amicales pressions de ses amis. Il en compte beaucoup et en aura besoin vu l’état des finances du pays ruiné par la guerre. Gendre du dictateur du Gabon, Omar Bongo, il est franc-maçon, membre de la grande Loge Indépendante du Sénégal, une annexe de la Grande Loge française, autour de laquelle gravitent bien des politiciens présents en Afrique, dont André Tarallo, l’ex-monsieur Afrique du groupe Elf… Proche d’une maffia corse très active dans le pétrole, il est aussi l’ami du dictateur angolais, une amitié solide puisque cimentée par des intérêts privés communs dans l’exploitation d’un champ pétrolier en Angola… Il est aussi très lié à " Jacques l’Africain ", le premier président à l’avoir félicité pour sa victoire.

Et quelques belle promesses sur " les élections libres et équitables ", la " reconstruction et la réconciliation nationale " lui suffiront pour obtenir ce qu’il voudra du gouvernement socialiste, tellement compréhensif…

C'est beau la confiance...

Hubert Védrine, ministre " socialiste " des Affaires étrangères, a déclaré avoir noté " avec intérêt " que Sassou Nguesso avait promis de former un gouvernement d'union nationale et d'organiser des élections présidentielles. " Il s'agit de savoir ce qu'il va faire de cette victoire. Je note avec intérêt que Sassou Nguesso a parlé d'élections, de gouvernement d'union nationale. Il n'a pas cité de calendrier pour les élections, mais ce qu'il a commencé à dire est intéressant à relever et il faut savoir quel contenu exact il va donner à ces débuts d'engagement ". Notre démocrate se satisfait de peu… Juste quelques mots pourvu que " toutes les dispositions aient été prises " pour assurer la sécurité des Français présents au Congo et, surtout, celle des biens de Elf.

Citation : Blanqui, Belle-Ile, le 6 juin 1852

" Est-ce que les peuples agissent jamais pour autre chose que des intérêts ? L’appel à la liberté est aussi un appel à l’égoïsme, car la liberté est un bien matériel et la servitude une souffrance. Combattre pour le pain, c’est à dire pour la vie de ses enfants, est une chose plus saine encore que de combattre pour la liberté. D’ailleurs les deux intérêts se confondent et n’en font vraiment qu’un seul. "