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Asie du sud-est : la crise s’approfondit et crée les conditions de nouveaux bouleversements sociaux et politiques

La crise asiatique avait fait pendant plusieurs mois trembler l’ensemble de l’économie mondiale. Mais les choses avaient semblé rentrer dans l’ordre tel que le conçoivent les capitalistes : les principaux pays touchés avaient subi des dévaluations considérables de leur monnaie, et le FMI subordonnait des prêts considérables à des plans d’austérité et de restructuration ouvrant grande la porte de ces économies, auparavant protégées, aux capitalistes occidentaux et japonais.

La note, les peuples de ces pays devaient la payer : licenciements massifs dans des pays où la protection sociale est quasiment inexistante, hausse considérable des prix des produits de première nécessité, baisse brutale du niveau de vie, passant en quelques mois en Indonésie de 1200 dollars par habitant à 300 dollars, moins que le revenu par habitant du Bangladesh.

La crise asiatique a même été une embellie pour les Bourses américaines et européennes qui ont vu affluer les capitaux rapatriés d’Asie. C’est cela qui explique en grande partie cette flambée des cours qui a vu par exemple la Bourse de Paris battre trente cinq records depuis le début de l’année. La flambée boursière n’est pas le résultat d’une croissance économique réelle, elle se fait au prix d’un développement brutal du chômage et de la misère dans les pays asiatiques notamment.

Mais la chute du yen, la monnaie japonaise, à son plus bas niveau depuis sept ans ( près de 140 yens pour un dollar) a relancé l’instabilité monétaire. Car la chute du yen rend les produits japonais meilleur marché par rapport à leurs concurrents en diminuant leurs prix. Et plane de nouveau la menace d’une tempête monétaire qui toucherait aussi Hong Kong et la Chine qui avaient réussi à échapper à la dévaluation de leur monnaie.

Plane aussi la crainte d’une récession, d’un grave recul de la production, touchant non seulement les économies directement frappées par la crise comme la Thaïlande, l’Indonésie ou la Corée du Sud mais aussi les pays comme la Russie, la Chine et surtout le Japon, la deuxième économie mondiale. C’est un risque que les principaux responsables américains n’écartent pas : " il y a une légère mais non négligeable probabilité pour que la crise en Asie du Sud-Est affecte grandement l’Amérique latine, l’Europe de l’Est et centrale et par contrecoup également les Etats-Unis " a déclaré Alan Greenspan, le patron de la banque fédérale américaine.

A travers ces soubresauts se créent les conditions d’une explosion sociale. Dans ces pays où on a voulu nous faire croire que le capitalisme avait retrouvé un second souffle, se sont constituées des classes ouvrières modernes. Le développement économique a brisé des liens sociaux arriérés pour les remplacer par de nouveaux rapports sociaux : des classes ouvrières nombreuses, jeunes, dont une fraction travaille sur les moyens de production les plus modernes, se sont développées et ont mené leurs premiers combats comme les travailleurs en Corée du Sud dans les années 80. Aujourd’hui ces peuples ne sont pas prêts à accepter d’être plongés brutalement dans le chômage et dans la pauvreté. La détérioration profonde et brutale de la situation sociale dans les pays asiatiques crée les conditions de bouleversements dont la chute de Suharto en Indonésie et les grèves en Corée ne sont sans doute que les préliminaires.

 

Corée : les travailleurs ripostent aux attaques du patronat et du gouvernement

Plus de 100 000 travailleurs des plus grandes entreprises coréennes ont fait grève la semaine dernière à l’appel du Syndicat KCTU (Confédération Coréenne des Syndicats) pour réclamer l’arrêt de tout licenciement.

L’annonce de cette grève avait provoqué la veille une baisse de 6 % à la Bourse de Séoul qui avait atteint son niveau le plus bas depuis onze ans. " Si les grèves se produisent comme prévu, nous mobiliserons nos forces pour casser le mouvement. Nous punirons sévèrement dirigeants et meneurs " a menacé le gouvernement. Mais cela n’a pas fait reculer les ouvriers qui ont massivement fait grève, notamment ceux de Hyundai et de Daewoo, deux des plus grosses entreprises coréennes.

Quelques jours avant la grève, le premier constructeur automobile coréen, Hyundai, avait annoncé le licenciement de 8000 salariés, 18 % de l’effectif total, mesure qui serait la première d’une série de licenciements massifs dans les " chaebols ", les grandes entreprises industrielles.

Gouvernement et patrons prennent prétexte de la crise pour imposer aux travailleurs des mesures auxquelles ils avaient pu résister jusqu’alors. Les salariés précaires, ceux des petites entreprises ont subi les premiers licenciements : en cinq mois, le chômage a triplé plongeant " les chômeurs FMI " comme ils ont été baptisés, dans une situation dramatique car 1/3 seulement des travailleurs coréens – ceux des grandes entreprises – sont couverts par des assurances-chômage dérisoires. Dans les grandes entreprises, les attaques ont d’abord porté sur les salaires : les primes qui constituent quelquefois 30 % du salaire ont été supprimées et dans la fonction publique les salaires ont baissé de 10 à 20 % en attendant des charrettes de licenciements.

Les patrons se sont aussi appuyés sur la popularité du nouveau président de la république, Kim Dae Jung, baptisé par la presse le " Mandela asiatique ". " Nous avons peu de temps : il faut profiter de la confiance du pays dans le président pour faire passer des réformes douloureuses " a déclaré un de ses conseillers. Début février, Kim Dae Jung a cautionné l’accord entre le gouvernement, le patronat et les syndicats permettant aux patrons de licencier et de remettre en cause " l’emploi à vie " des travailleurs des grandes entreprises.

Cette confiance, il s’en sert aussi pour défendre les intérêts des capitalistes occidentaux et du FMI qui profitent de la crise pour mettre la main sur des pans entiers de l’économie coréenne. La clause qui interdisait à une entreprise étrangère de prendre plus de 55 % du capital d’une entreprise a été abolie et le plafond de participation des capitalistes internationaux à une entreprise publique a été reculé de 25 à 30 %. General Motors, Ford, Volvo sont sur les rangs pour prendre des participations dans les entreprises automobiles les plus importantes. Certains aux USA ou en Europe ont déjà profité de l’affaiblissement des entreprises pour racheter aux meilleures conditions des usines coréennes.

Mais s’ils sont rivaux, bourgeois coréens et occidentaux sont bien d’accord sur un point : la nécessité d’imposer aux travailleurs coréens une exploitation aggravée. La chute de la monnaie a certes donné une plus grande compétitivité aux entreprises coréennes mais le marché intérieur est en train de s’effondrer, la croissance et les investissements sont en chute libre, la chute du yen avive la concurrence entre les économies asiatiques, et le système bancaire écrasé de dettes a pratiquement stoppé tout crédit aux entreprises. Pour le seul premier trimestre 98, la croissance a reculé de plus de 3 % .

Mais la confiance dans Kim Dae Jung est battue en brèche dans la classe ouvrière : des pancartes dans le cortège du 1er mai où se sont produits de violents affrontements entre 20 000 manifestants et la police antiémeutes, le qualifiaient déjà " d’ennemi des travailleurs ". Et les travailleurs coréens ont annoncé qu’après la grève de la semaine dernière, ils referaient un mouvement de grève le 10 juin si le gouvernement et le patronat ne reviennent pas sur les mesures de licenciement. Cela témoigne du fait que les travailleurs coréens ne sont pas prêts à accepter sans broncher les coups portés contre eux.

 

Japon : la deuxième économie mondiale en panne, une sérieuse menace d’aggravation de la crise

L’économie japonaise ne redémarre pas : le dernier plan de relance prévoit d’injecter 735 milliards de francs dans l’économie, dont un quart de crédits d’impôts pour relancer la consommation. Mais malgré cette annonce, la croissance stagne et la consommation est en baisse, notamment l’achat de logements et d’automobiles.

La levée du contrôle des changes a provoqué la sortie de 21 milliards de dollars désireux de se placer aux Etats Unis ou en Europe. Ces sorties de capitaux ont contribué à la spectaculaire baisse du yen qui la semaine dernière a connu son cours le plus bas face au dollar depuis sept ans.

Après avoir dépensé en vain 20 milliards de dollars en avril pour freiner la chute du yen, le gouvernement japonais avec l’accord du gouvernement américain, semble avoir pris son parti de la baisse du yen : cela a l’avantage de diminuer les prix des produits japonais et le gouvernement espère que cela peut donner un coup de fouet aux exportations qui seraient en baisse de 1,7 % cette année pour la première fois depuis longtemps.

Mais toute " solution " dans ce système aberrant et irrationnel provoque une nouvelle contradiction : la baisse de la monnaie japonaise si elle peut relancer l’activité économique au Japon, pénalise les pays asiatiques auxquels les banques japonaises ont consenti des prêts importants. Une baisse de leur activité aurait pour conséquence d’augmenter les créances douteuses, ces emprunts que les banques ont peu de chances de se faire rembourser. Ce serait réduire à néant la tentative faite par les banques japonaises de sortir du rouge en provisionnant pour cette année 460 milliards – plus du quart du budget français – pour faire face aux créances douteuses.

La fragilité des banques japonaises, ainsi que la chute du yen favorisent par ailleurs les prises de contrôle des banques européennes et américaines sur les sociétés financières japonaises jusqu’alors farouchement protégées. Ainsi Travelers Group, une banque américaine vient de prendre une participation majoritaire dans Nikko Securities, une des plus importantes banques d’affaires japonaises. Pour la première fois une banque américaine devient l’actionnaire principal d’une société financière japonaise. D’autres banques américaines et la Société générale en ont aussi profité pour prendre le contrôle de groupes financiers importants.

Toute tentative du Japon de sortir de la récession qui menace fait surgir une nouvelle contradiction : les spéculations financières et la concurrence acharnée que se livrent les plus grands groupes mondiaux accentuent ces contradictions.

Cette impuissance du gouvernement japonais a provoqué une crise politique : le parti socialiste japonais a quitté la coalition gouvernementale. Les dirigeants politiques ne veulent pas assumer le discrédit d’une situation sociale qui se dégrade : alors que le chiffre du chômage japonais était un des plus bas au monde, en l’espace de quelques mois il a considérablement augmenté. En avril il a dépassé la barre des 4 % soit 2,9 millions de chômeurs, chiffre le plus élevé depuis 1953.

Le ralentissement de l’économie japonaise peut avoir un effet ravageur dans tout le Sud-Est asiatique et contribue à rendre les situations sociales encore plus explosives. Et ces effets ne se limitent pas à l’Asie : une récession dans la deuxième économie mondiale, dont les banques sont le premier créancier de l’Etat américain aurait inévitablement des répercussions sur l’économie américaine et sur tout l’édifice spéculatif et financier à l’échelle mondiale.

 

Indonésie : la chute de Suharto n’a rien résolu pour le peuple indonésien

La chute de Suharto, l’évacuation par l’armée du Parlement, l’engagement d’Habibie de convoquer des élections " dès que cela serait possible ", la libération de quelques prisonniers politiques et la promesse d’abroger les " lois scélérates " qui privaient le pays de toute liberté, pouvaient laisser croire qu’en faisant quelques concessions, le nouveau pouvoir avait repris les choses en main.

Mais le gouvernement d’Habibie s’est à peine réuni qu’il est déjà contesté. Le week-end dernier des manifestations rassemblant des centaines de milliers de personnes ont eu lieu à Djakarta et dans plusieurs villes de province. " Les réformes ne doivent pas s’arrêter au changement d’hommes ", " les représentants du peuple doivent représenter le peuple " proclamaient les banderoles des manifestants qui exigent de nouvelles élections et la démission des députés nommés par Suharto.

Toute une effervescence politique se développe : réunions, coordinations, apparition publique de partis politiques interdits ou création de nouveaux partis. Cette effervescence qui touchait jusqu’alors essentiellement les étudiants semble s’étendre : un syndicat interdit a été légalisé et un Parti des travailleurs aux contours indécis a été créé.

Jusqu’à maintenant le mécontentement qui s’est exprimé a surtout été centré autour de la lutte pour le renversement de Suharto et la volonté d’imposer les libertés démocratiques. Le mécontentement encouragé par le climat de contestation pourrait déboucher sur une crise sociale.

Car la situation du peuple indonésien est dramatique : le recul de l’économie qui atteindrait les 10 % du PIB a provoqué un chômage qui touche officiellement entre 13 et 15 millions de personnes et en réalité bien plus. La hausse des prix - certains produits de première nécessité ont doublé - a provoqué une aggravation considérable des conditions de vie.

Ce danger d’explosion sociale est tel que la délégation du FMI revenue négocier l’octroi d’un prêt d’un milliard de dollars qui avait été suspendu, a décidé de revenir sur une des principales dispositions du plan qu’elle avait imposé à Suharto : elle a autorisé le gouvernement à poursuivre ses subventions des produits alimentaires de base. " Il fallait le faire pour que les gens ne descendent pas dans la rue " a commenté un banquier occidental.

Les responsables du FMI ont aussi pris soin de marquer leurs distances avec le gouvernement Habibie en prenant contact avec tous les dirigeants politiques d’opposition et des syndicalistes. Ils ne veulent pas cautionner Habibie qui avait soutenu Suharto lorsqu’il s’était opposé aux décisions du FMI en se refusant à démanteler les monopoles économiques détenus par leurs clans et refusé les mesures qui auraient permis aux capitaux occidentaux, américains notamment, de pouvoir prendre le contrôle des secteurs les plus rentables de l’économie indonésienne. Ils ne lui font pas confiance non plus pour maintenir cette " stabilité économique et sociale " dont ils ont besoin pour imposer au peuple indonésien de nouveaux sacrifices.

Habibie symbolise aux yeux de l’ensemble du peuple indonésien, le système Suharto, lui dont la famille est à la tête de nombreux organismes économiques officiels qui passent de fructueux contrats avec les entreprises privées dirigées par des membres… des clans Suharto et Habibie.

Trente deux ans de dictature ont étouffé les luttes politiques en privant le peuple indonésien de l’exercice de tout droit démocratique mais la chute de Suharto ouvre une brèche dans laquelle pourraient s’engouffrer tous ceux qui veulent de profonds changements sociaux.