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Sommet européen de Cardiff : leur seule politique commune, celle contre leurs classes ouvrières

Ils ont beau avoir produit en communiqué final de leur sommet, un texte lénifiant où l’autosatisfaction le dispute au vide, les dirigeants des quinze pays de l’Union européenne, réunis à Cardiff lundi et mardi, n’ont pu cacher leurs divisions sur presque toutes les questions à l’ordre du jour de ce sommet. Chacun y est allé de ses plaintes et de ses revendications. Chirac a remis sur la table les exigences de la France sur la présidence de la Banque centrale européenne, Kohl celles de l’Allemagne sur la réduction de sa contribution au budget européen, l’un et l’autre d’accord par ailleurs pour réclamer de la Commission européenne qu’elle prenne davantage en compte le principe de " subsidiarité ", un de ces grands mots que les politiciens ont l’art de créer pour enrober les choses, et qui signifie simplement que les autorités européennes n’empiètent pas sur les pouvoirs de chaque gouvernement national. Au final, tous auront été d’accord pour décider, à propos des grandes questions telles que l’élargissement de l’Union européenne et la réforme de ses institutions, ... qu’ils ne décideront quelque chose, encore à définir, que... plus tard. Voilà au moins une volonté commune !

C’est que la tâche essentielle de ces politiciens, consiste à tenter de faire croire, dans les affaires européennes, comme dans celles nationales, que la politique suivie obéit à des valeurs et des principes universels exprimant les intérêts de la société, là où il ne s’agit que d’appliquer les décisions prises par les milieux dirigeants de la bourgeoisie pour servir au mieux ses intérêts étroits et parasitaires. Exemple de cette duplicité et hypocrisie : les Quinze ont rendu hommage à Mandela, invité à ce sommet, tandis que se négociait dans les coulisses un accord commercial de libre échange entre l’Union européenne et l’Afrique du Sud.

Car ce sont bien ces intérêts économiques qui ont conduit les dirigeants des bourgeoisies européennes à créer le Marché commun, puis, dans les années 80, le Marché unique, et à mettre en place tout dernièrement la monnaie unique, les seules réalisations tangibles de cette Europe. Leurs divisions incessantes, qu’elles soient simples chamailleries ou conflits plus graves, sur toutes les questions politiques ne font qu’exprimer les divergences de leurs intérêts de bourgeoisies concurrentes, en lutte perpétuelle pour se disputer les profits tirés du travail humain, sur l’ensemble de la planète, mais avec cependant en commun ce terrain d’action privilégié - faute de pouvoir rivaliser ailleurs sérieusement avec les impérialismes américains et japonais - qu’est le marché européen. Elles y sont concurrentes, mais étroitement liées, interdépendantes, et conduites pour cette raison à chercher les moyens les plus efficaces d’y opérer, tant l’élargissement et l’internationalisation de la production rendent indispensable l’accès au marché le plus large possible. Ce n’est pas une " volonté politique commune " qui est à l’origine de la création de l’euro, c’est une réalité matérielle, économique, incontournable puisque la plupart des pays européens, et en premier lieu l’Allemagne et la France, autour desquelles se fait l’union économique et monétaire, réalisent près des deux tiers de leurs échanges commerciaux avec d’autres pays de l’Union européenne.

Cette monnaie unique, dont les politiciens parlaient depuis plus de vingt ans, mais sans jamais en entamer réellement la réalisation, a été lancée tout dernièrement, plutôt précipitamment, dans la logique à la fois de leur propre bluff et de la libération du mouvement des capitaux, de l’ouverture de tous les marchés à leur pénétration, de l’exacerbation de la concurrence mondiale. Les capitalistes aidés par leurs gouvernements ayant tous mené une offensive semblable contre le monde du travail, en vue de la réduction du " coût du travail " et de la mise en coupe réglée de toutes les ressources publiques par les groupes financiers, les économies des pays européens les plus riches " convergent " effectivement, et ont permis d’envisager la mise en place de cette monnaie unique. Restent ensuite tous les problèmes liés à son fonctionnement, du fait que les Etats européens, amenés à se déposséder de leur politique monétaire au profit de la Banque centrale européenne, sont au service d’intérêts concurrents...

En attendant, à Cardiff, les Quinze se sont félicités de leur " action en faveur de l’emploi ", qui, avec les mêmes mots mensongers de " réformes ", " modernisation " et autres, que ceux employés à l’échelle nationale, a pour objectif d’abaisser encore le coût de revient de la main d’œuvre en démantelant la protection sociale pour obliger les travailleurs de tous les pays d’Europe, à accepter les salaires déjà pratiqués aux Etats-Unis ou en Angleterre. Ou, comme le dit hypocritement le communiqué de Cardiff, " promouvoir le travail plutôt que la dépendance ".

 

Balladur et la " préférence nationale " : finie la cohabitation, la droite se cherche à l’extrême-droite

Grandes et petites manœuvres continuent d’agiter le microcosme des politiciens de droite. Chaque postulant à jouer un rôle dans la recomposition de cette droite effondrée et divisée sous les effets de la cohabitation essaie de pousser son rival sur le côté pour se mettre en avant. A travers cette course agitée se dégage un axe qui tire l’ensemble de la droite vers l’extrême droite. Ainsi, la semaine dernière, Balladur a repris à son compte le thème cher à Le Pen et Mégret de la " préférence nationale " proposant de créer une commission de réflexion auquel il souhaitait inviter le Front national. Madelin s’est déclaré favorable, Millon s’est réjoui alors que Sarkozy souhaitait réfléchir mais sans le Front national. La réflexion de ces gens-là se nourrit de réflexes primaires faits de préjugés sociaux, de chauvinisme et d’arrivisme qui leur dictent leurs idées dans le sens de la pression réactionnaire. C’est portés par le même élan que Pasqua et De Villiers se sont pris la main, unis par le même chauvinisme, jouant les preux chevaliers de la lutte contre le traité d’Amsterdam. Ils veulent provoquer " un juin 40 mental " !

La gauche s’inquiète de cette évolution de la droite qui la laisserait assumer la pleine responsabilité du pouvoir sous la présidence éclairée de Chirac. " Il faut que les éléments républicains, qui existent, qui sont forts dans la droite, se définissent de façon très nette vis à vis du Front national " a déclaré Fabius. Elle se cherche des alliés pour tenter de réaliser un front républicain, rempart de carton-pâte contre Le Pen et courtise les politiciens de droite qui regardent au centre. C’est pourquoi on peut entendre, en réponse, certains lèche-bottes professionnels découvrir les qualités de la gauche. Toubon trouve Jospin " génial ", Gaudin pense " qu’il ne se débrouille pas trop mal "

Derrière cette agitation dérisoire de politiciens courant après leur carrière, disant ou faisant aujourd’hui le contraire de ce qu’ils disaient ou faisaient hier, c’est toute la vie sociale et politique qui, sous les effets de la crise, évolue dans un sens réactionnaire. Mégret s’en est réjoui sans vergogne, " l’essentiel, a-t-il déclaré, est que nos idées avancent à grand pas ".

C’est ce qui inquiète à juste titre les travailleurs de gauche, militants socialistes, communistes ou syndicalistes, et cette fraction de la jeunesse que l’on a retrouvée dans la protestation contre l’élection de présidents de région avec les voix du FN, ou qui manifestaient le 13 juin à plusieurs milliers à Amiens. Il reste que l’objectif assigné à ces manifestations par les dirigeants de gauche, qui ne manquent pas de s’y afficher voire d’en prendre l’initiative, la démission des présidents de région comme Baur, Millon et Cie, vise à cautionner une droite respectable en la démarquant de celle qui passe des alliances avec l’extrême droite. Balladur vient de montrer une nouvelle fois l’artifice de cette démarcation, puisqu’il avait lui-même renoncé à la présidence de la région Ile-de-France pour ne pas se trouver élu avec les voix du FN.

 

Dumas : ou comment continuer ses affaires au service de l’Etat

Cette semaine, à l’occasion de l’entrevue de Roland Dumas avec le juge Eva Joly, dans le cadre de l’affaire Elf, on a eu droit à quelques précisions sur les ressources variées de l’ex-ministre des Affaires étrangères de Mitterrand, aujourd’hui encore président du Conseil constitutionnel.

Dumas, ministre, percevait un traitement de moins de 40 000 F par mois. Il trouvait sûrement cela ridicule, lui un des avocats d’affaires les plus cotés de la place de Paris qui s’était bâti une jolie fortune lors de la succession Picasso. La République, bonne mère, a prévu ce cas de figure et elle octroyait à son ministre des Affaires étrangères une enveloppe mensuelle dans laquelle il pouvait taper à sa convenance. Raisonnable, Dumas se contentait de 50 000 à 60 000 F par mois d’argent de poche.

Mais à peine 100 000 F par mois, même tous frais payés, ce n’est pas grand chose dans le monde des décideurs. Alors Dumas a trouvé des compléments. On ne sait pas encore comment et en l’honneur de quoi, mais son compte bancaire personnel a été provisionné, en dehors de son traitement, de 9,2 millions de francs entre 1991 et 1996. Un tiers de cette somme a été versé en liquide et en billets usagés au guichet de sa banque. C’est ce détail qui choque le plus la presse et intrigue les juges. Un ministre payé en petites coupures, ça fait louche. Si l’on ajoute les rentrées officielles de son cabinet d’avocat pendant la période où il n’était plus ministre, on peut estimer que Dumas a en moyenne sur cinq ans disposé d’au moins 40 millions d’anciens francs par mois pour vivre. Quatre vingts fois le SMIC, ça commence à être au niveau des grands PDG, banquiers et autres ténors de la société capitaliste. Et comme eux, on empoche l’argent qui afflue et on le dépense, sans se soucier des " détails ". Dumas a peut-être tout simplement continué à encaisser des " honoraires " pour services rendus à quelques financiers ou riches clients, d’Elf ou d’ailleurs. Par habitude, pour tenir son rang parmi ceux qui trouvent qu’" on leur doit tout ". Mais, avocat d’affaires devenu haut fonctionnaire, il n’aurait pas dû se faire prendre. Et parce qu’un président du Conseil constitutionnel, " premier gardien de la loi ", mis sous contrôle judiciaire ça fait désordre, il risque de le payer.

Dumas n’est pas une exception. Il est seulement un peu plus ostentatoire, " brillant " disent certains journalistes, que d’autres. Dans la même semaine on a appris qu’un autre ministre, celui de l’Education nationale, Allègre, avait en 1996 largement bénéficié des privilèges de sa fonction à la tête du "Bureau de Recherche Géologique et Minier ". Cet organisme public vient de se faire exproprier d’une mine d’or au Pérou par le tribunal suprême de Lima. En marge de cette affaire on apprend que Allègre s’est fait payer onze voyages en dix mois, dont au moins six n’avaient strictement rien à voir avec sa fonction. En outre il utilisait la carte de crédit de son organisme, grâce à laquelle il s’est offert en un an 70 000 F, " pour l’essentiel en frais de restaurant "… Et notre mammouth bien nourri de répondre : " je ne vois pas ce qu’il y a de critiquable là-dedans "

Ces affaires, les grandes et les ridicules, tracent un peu plus nettement le portrait des hommes et des femmes qui sont l’élite de cette société. Et le mépris qui monte à leur égard s’ajoute à la colère que leur politique suscite. Pour les travailleurs, il n’y a pas besoin de les " mettre en examen ". Ils sont déjà jugés.

 

Citation Karl Marx : Discours sur la question du libre-échange, 1848

Mais en général de nos jours, le système protecteur est conservateur, tandis que le système du libre-échange est destructeur. Il dissout les anciennes nationalités et pousse à l’extrême l’antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat. En un mot, le système de la liberté commerciale hâte la révolution sociale. C’est seulement dans ce sens révolutionnaire, messieurs, que je vote en faveur du libre-échange ".

Citation : Léon Trotsky, sectarisme, centrisme et IV° internationale, octobre 1935

" …Tout parti ouvrier, toute fraction, traverse dans ses phases initiales une période de propagande pure, c’est-à-dire d’éducation de ses cadres. La période pendant laquelle il existe sous forme de cercle marxiste lui inocule inévitablement l’habitude d’aborder de façon abstraite les problèmes du mouvement ouvrier. Quiconque n’est pas capable de sortir à temps du cadre de cette existence confinée se transforme en un sectaire conservateur. Le sectaire considère la vie de la société comme une grande école, dans laquelle il est le professeur. Il pense que la classe ouvrière doit abandonner ses problèmes plus mineurs et s’assembler en rangs solides autour de sa chaire. Alors la tâche sera réalisée.

…Le sectaire vit dans la sphère des formules toutes faites. De façon générale, la vie coule à côté de lui sans prendre garde à lui mais parfois elle lui donne au passage une telle bourrade qu’il tourne de 180° autour de son axe… et continue d’avancer tout droit, c’est-à-dire dans la direction opposée. Son divorce d’avec la réalité provoque chez le sectaire le besoin de toujours mieux préciser ses formules. Pour un marxiste, la discussion est un outil important, mais fonctionnel, de la lutte des classes. Pour le sectaire, la discussion est un but en soi. Pourtant, plus il discute et plus les tâches réelles lui échappent. Il est comme un homme qui étanche sa soif avec de l’eau salée : plus il boit et plus il a soif. C’est pourquoi le sectaire est en permanence irrité. Qui lui a mis du sel ? … Le sectaire substitue à l’analyse de la réalité l’intrigue, le commérage et l’hystérie. "