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1989-1999 : L’éclatement de la Yougoslavie dans la période d’offensive mondiale du capitalisme et d’effondrement de l’URSS

Le drame qui frappe les peuples de l’ex-Yougoslavie depuis dix ans s’est joué dans une période de transformations profondes à l’échelle internationale. L’écroulement du mur de Berlin a marqué symboliquement la fin d’une époque où l’ordre mondial était maintenu, chacun dans sa zone, par les Etats-Unis et par l’URSS. La victoire du capitalisme en URSS, la disparition du bloc de l’Est et la déferlante de la libre concurrence à l’échelle mondiale ont, dans cette période, affaibli les capacités de résistance de la classe ouvrière. En Yougoslavie, les travailleurs et les peuples ont subi de plein fouet cette offensive du capital, relayée par les politiciens les plus réactionnaires, brandissant le drapeau du nationalisme pour les asservir et les transformer en chair à canon.

La Yougoslavie de Tito, à la jointure entre les deux blocs

Depuis le début de la guerre froide en 1947, la Yougoslavie se trouvait sur la ligne de tension entre les deux blocs. Tito avait instauré un régime de dictature qui, par ses méthodes, ne différait pas beaucoup des dictatures staliniennes d’Europe de l’Est. Mais il n’avait pas été mis en place par Moscou, il était dans la continuité du puissant mouvement d’indépendance qui, pendant la guerre, avait regroupé les différents peuples de la Yougoslavie et les masses paysannes face aux troupes de Mussolini puis d' Hitler. Le régime et les institutions mises en place par Tito ont, au moins, permis jusqu’à sa mort, en 1980, que les peuples de Yougoslavie cohabitent enfin. Mais ce pays pauvre qui s’était tourné jusqu’à un certain point vers les puissances occidentales pour rester indépendant de l’URSS, a subi de plein fouet les effets de la crise du capitalisme dès les années soixante-dix et de façon virulente dans les années quatre-vingt.

La crise sociale étouffée dans l’hystérie chauvine puis dans le sang par les nationalistes

L’Etat yougoslave était considérablement endetté auprès des Etats du FMI. L’argent prêté est allé avant tout dans les poches des bureaucrates et des directeurs d’usines. Les couches privilégiées ont pris de plus en plus d’assurance dans les années quatre-vingt pour s’enrichir aux dépens de l’Etat central, en exploitant davantage la classe ouvrière et en développant leurs trafics lucratifs avec l’Occident. Mais la crise économique en Yougoslavie s'est aggravée. L’inflation qui était déjà de 40 % en 1980 est passée à 2 500 % en 1989. Le niveau de vie de la classe ouvrière et de la paysannerie a reculé très brutalement en dépit de l’aide des immigrés yougoslaves. Une crise sociale mûrissait. Les grèves et les manifestations, parfois violentes, étaient nombreuses. La seule option pour enrayer la menace d’une explosion sociale, où la classe ouvrière aurait été susceptible de jouer un rôle décisif, était, pour les couches privilégiées et les politiciens, liés à elles, de jouer la carte du chauvinisme.

L’irruption des égorgeurs comme Milosevic et Tudjman avec la complicité des Etats occidentaux

La Yougoslavie était une mosaïque de peuples. En Serbie, il existait 26 nationalités différentes. Le pays était organisé en six républiques et deux régions autonomes, la Voïvodine, au nord de la Serbie, comportant une forte minorité hongroise, et le Kosovo, au sud de la Serbie, la région la plus pauvre de Yougoslavie dont la population est à 90 % d'origine albanaise. C'est en faisant de la démagogie nationaliste contre les Albanais du Kosovo que Milosevic est devenu un " homme fort ". Après avoir fait carrière à la tête d'entreprises d'Etat et de banques, il s'est retrouvé à la tête de la branche serbe du parti de Tito, la Ligue des communistes, en 1986. Sa campagne hystérique de meetings de 1988 contre les Albanais du Kosovo, montrés du doigt comme menaçant la sécurité de la minorité serbe et voulant faire sécession, met le feu aux poudres. Le début de l'année 1989 est marqué au Kosovo par des grèves de mineurs et des émeutes importantes contre les forces de répression serbes. La provocation ultime de Milosevic consista à supprimer son statut d'autonomie au Kosovo, accordé par Tito en 1974. Depuis, une situation de guerre civile larvée s'y est maintenue jusqu'en février 1998, où la soldatesque de Milosevic a réouvert les hostilités à une grande échelle. Simultanément à la crise de 1989 au Kosovo, les couches dirigeantes de deux autres républiques prenaient leur indépendance, la Slovénie et la Croatie. La Slovénie était la partie la plus riche et la plus liée aux économies capitalistes européennes. Ses dirigeants furent encouragés par l'Allemagne fédérale à quitter la Yougoslavie de même que les dirigeants croates, qui reçurent en plus le soutien du Vatican. A la tête de la Croatie, un ancien général accéda au pouvoir, Tudjman, connu pour son nationalisme et son anti-communisme virulent.

De son côté, l’Etat italien a essayé en vain de détacher le Monténégro de la Serbie en promettant une aide de 30 à 40 milliards de lires. Les Etats-Unis virent également d'un bon œil le début de l'éclatement de la Yougoslavie. Pour les grandes puissances, la sécession de la Slovénie et de la Croatie étaient de " bonnes indépendances " leur permettant de réaliser de bonnes affaires, de briser la cohésion de la classe ouvrière yougoslave et d'encourager les forces bourgeoises et réactionnaires locales à défendre leurs intérêts sur place. Ultérieurement, ces mêmes grandes puissances considérèrent l'indépendance de la Bosnie comme sans intérêt et celle du Kosovo comme tout à fait inacceptable. Cela allait dans le sens des intérêts des dirigeants serbes et croates qui dépecèrent la Bosnie, et dans celui de Milosevic, qui veut garder la haute main sur le Kosovo, considéré comme le " berceau " historique de la Serbie depuis le XIVème siècle. De son côté, l'Etat français avait, en 1989, une position plus nuancée à l'égard de l'indépendance de la Slovénie et de la Croatie, uniquement parce qu'il tentait de jouer la carte du renforcement de l'Etat serbe. En mars 1993, après avoir commencé massacres et opérations de " purification ethnique ", Milosevic pouvait encore venir se pavaner à l'Elysée à l'invitation de Mitterrand. Les positions de la France, de l'Allemagne et des Etats-Unis se sont, vaille que vaille, unifiées aux dépens des peuples livrés aux bandes d'égorgeurs dont ils avaient encouragé la carrière. Elles se cachèrent sous l'appellation de " communauté internationale " , n'envoyant les casques bleus de l'ONU qu'après les batailles et les massacres essentiels, pour consolider les nouvelles frontières et lignes de partage. A Srebrenica, une ville de Bosnie, le commandement de l'ONU se fit même le complice des égorgeurs serbes de Mladic à qui il fournit la liste des hommes " en âge de combattre ". La seule intervention musclée des grandes puissances en Bosnie visait seulement à faire accepter aux belligérants leur plan de règlement où ce pays était mis littéralement en lambeaux.

Conférence de Dayton : le peuple kosovar passe à la trappe

La question de la Bosnie fut donc réglée à la fin de 1995 à Dayton et les accords, ratifiés à Paris en décembre, prévoyaient une force militaire occidentale de 63 000 hommes. Rien n'était prévu dans les accords de Dayton concernant le sort du Kosovo. Le peuple kosovar, ses droits et sa liberté d'exister passaient à la trappe avec la complicité de tous les dirigeants occidentaux. Milosevic savait qu'il avait carte blanche pour continuer à opprimer ce peuple et pour préparer tranquillement son opération de " purification ethnique ". Clinton, Jospin et Blair ont répété à satiété qu'ils étaient contre l'indépendance du Kosovo, ce qui était un blanc seing à Milosevic pour commettre ses exactions. Le reproche essentiel que font les Etats de l'OTAN à Milosevic est uniquement de ne pas avoir accepté " leur " plan, celui de Rambouillet alors qu'il avait fini par en accepter d'autres comme celui de Dayton. Mais dans le cas de celui de Rambouillet, Milosevic était trop perdant puisqu'il impliquait un déploiement de forces militaires occidentales au Kosovo, c'est-à-dire dans sa logique sur le " sol sacré de la Serbie ". Les Occidentaux le savaient fort bien mais dans la partie de poker de Rambouillet, ils n'ont pas réussi à faire reculer Milosevic. Pour ne pas se déjuger, pour ne pas faire étalage de leur faiblesse, face à un dictateur local qu'ils ont de fait soutenu pendant longtemps, ils frappent... les peuples dans l'espoir d'imposer un jour un " plan de paix " pour le Kosovo aussi pourri et aussi inhumain que celui de Dayton pour la Bosnie.

Pour une fédération socialiste des peuples balkaniques

Les révolutionnaires marxistes se sont toujours prononcés pour le droit de tous les peuples à disposer d’eux-mêmes, y compris en revendiquant leur indépendance dans tous les domaines. Mais concrètement, cela signifierait pour le peuple kosovar comme pour tous les peuples de l’ex-Yougoslavie et avant tout pour les travailleurs, la possibilité de vivre en paix, de satisfaire leurs besoins économiques et culturels dans un cadre démocratique. Malgré toutes les apparences contraires, c’est la seule perspective réaliste : l’union de tous les travailleurs des Balkans se débarrassant des bourgeoisies locales et des mafias nationalistes, en liaison fraternelle avec les travailleurs du reste de l’Europe.

 

L’impérialisme mondial et le Kosovo
Tribune de François Chesnais

L’impérialisme américain, fort de son statut de " super-puissance mondiale ", s’est lancé dans une guerre par bombardements en Serbie, au Monténégro et au Kosovo. Officiellement celle-ci est dirigée contre le régime de Milosevic, mais ce sont les peuples de l’ancienne Yougoslavie, Kosovars en tête, qui en sont les seules victimes.

Les bombardements en Serbie s’inscrivent dans le cadre d’une politique fondée sur la récusation brutale du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. A Rambouillet, les Etats-Unis et leurs " alliés " ont imposé aux représentants des formations politiques du Kosovo, le renoncement explicite à la revendication de l’autodétermination. Il n’a jamais été question pour eux de reconnaître aux Kosovars un droit qu’ils nient absolument aux Kurdes. Aujourd’hui, il est probable que la guerre conduise à une partition du Kosovo, mais ce seront des populations paupérisées et moralement brisées qui en peupleront les deux parties.

Dans le contexte d’une guerre qui a été engagée sans déclaration formelle, les Etats-Unis jouissent de l’appui total des gouvernements des pays européens. Comme aussi de l’appui des partis qui forment la base politique de ces gouvernements. Ce sont les partis socialistes ou sociaux-démocrates, mais aussi les " Verts " d’Allemagne et de France et aussi les partis communistes ou ex-communistes. Aucune palinodie ne peut cacher le fait que sans la participation des ministres du PCF au gouvernement Jospin et sans la présence de Maximo d’Alema à la tête du gouvernement italien la mise en œuvre de la politique américaine serait infiniment plus difficile.

Le contexte des bombardements en Serbie est celui de la propagation, lente mais régulière, de la crise économique mondiale et la crainte des conséquences que le krach inévitable à Wall Street aura sur la stabilité politique de la domination capitaliste mondiale. Les frappes font partie d’une politique qui a instauré, pas après pas, depuis 1990 un ordre politique et militaire mondial fondé directement sur les exigences d’un capitalisme dominé par les fonds de pension et de placement financier. Son but est de gérer par l’intervention politique directe les nombreuses situations politiques " déstabili-santes " pour la " bonne marche de l’économie ". Ces situations peuvent naître sur des terreaux politiques divers – en Yougoslavie la décomposition d’un segment d’une bureaucratie issue du stalinisme – mais leur arrière-fond commun est l’anarchie internationale grandissante à laquelle conduit une économie mondiale qui se contracte sous l’emprise du régime d’accumulation propre à la mondialisation à dominante financière.

Dans sa logique profonde et dans ses prolongements, comme dans les précédents qu’elle a créés, l’intervention de l’OTAN en Yougoslavie est le pendant de la politique du " tout sécuritaire " mise en œuvre par le gouvernement Jospin avec l’aide de Chevènement, d’Allègre et de tous les ministres, ceux du PCF inclus, qui siègent au " Conseil de sécurité intérieure ", et de la guerre que ce gouvernement prépare contre les banlieues. C’est pourquoi le ministre Chevènement, qui prépare celle-ci, ne pouvait pas se dissocier de l’attaque de l’ex-Yougoslavie, quelles que soient les positions qu’il ait défendues auparavant. Alors que les interrogations sur la viabilité de la Vème République se développent et que Chirac est atteint directement par une enquête judiciaire, Jospin fort de l’appui de Robert Hue, qui est déterminé à ne quitter le gouvernement à aucun prix, n’a jamais fait bloc si étroitement avec Chirac autour des institutions de la Vème formées au cours du " coup d’Etat permanent ".

Les dirigeants politiques des pays de " l’Alliance " proclament que leur objectif est de " ramener Milosevic à la table des négociations ". C’est le seul point où ils disent vrai. Pas plus que pour Saddam Hussein, il n'est question de susciter le renversement de Milosevic. Les centaines de milliers de manifestants qui avaient réclamé son départ à Belgrade il y a trois ans n’ont reçu alors aucun appui des " démocraties ". Le but que s’assignent les Etats-Unis et leurs " alliés " c’est de faire rentrer Milosevic aussi bien que Saddam dans le rang, après leur avoir " administré une sévère leçon ". Mais cette leçon s’adresse au moins autant aux masses laborieuses, chômeurs et exclus de tous les pays. On sait aussi que les coûts humains écrasants de cette " leçon " seront payés par des populations qui auront été chassées de leurs terres ou appauvries, encore plus qu’elles ne l’étaient, par les destructions des frappes aériennes Elles n’en seront pas moins appelées par les " démocraties " à continuer de subir le joug de Milosevic en Yougoslavie comme elles subissent celui de Saddam et des militaires turcs en Irak et au Kurdistan.

Les droits que l’OTAN s’est arrogés et les bombardements auxquels elle a procédé dans l’ex-Yougoslavie annoncent la volonté du capital d’imposer un " talon de fer " sans précédent. Le choix que le gouvernement Jospin et les partis de sa majorité " plurielle " ont fait d’aider l’impérialisme à avancer dans cette voie doit être explicité le plus clairement possible. Il en va des conditions de combat, dans l’avenir, de la classe ouvrière de ce pays au sens large, salariée ou au chômage, autochtone ou immigrée, ainsi que de ses enfants et de tous ceux qui se rangent à ses cotés.