éditorial



Décembre 95, octobre 98, les idées de la lutte font leur chemin parmi les travailleurs et la jeunesse

Rien n'est réglé. Les lycéens sont en vacances, visitent leurs familles, y discutent de leur mouvement, s'interrogent sur l'avenir, et il n'est pas dit que les petites manœuvres d'Allègre aient raison de leur enthousiasme, de leur détermination.

Ce dernier s'est contenté de lâcher quelques miettes, agissant avec cynisme comme s'il était possible de régler la question de la crise de l'Education nationale sans créer de nouveaux postes d'enseignants. Les mesures d'Allègre sont tellement dérisoires que même le syndicat lycéen (la FIDL) entièrement dévoué au Parti socialiste, l'interlocuteur désigné d'Allègre, a été obligé de se rallier à l'appel des autres coordinations lycéennes à une journée de grève et de manifestations à la rentrée, le 5 novembre.

Il est difficile de dire aujourd'hui si les lycéens auront la force de relancer leur mouvement, s'ils trouveront les soutiens nécessaires mais, d'ores et déjà, leur mouvement représente un formidable pas en avant.

Le gouvernement, tout en affichant son mépris de leurs revendications, se déclare plein de compréhension à leur égard, tellement compréhensif qu'il voudrait leur confisquer la parole pour parler en leur nom. Ainsi Allègre voit-il dans le mouvement des lycéens une approbation de sa réforme qui vise, selon ses propres mots, à " dégraisser le mammouth ". Allègre a mal compris. Ce que les jeunes réclament, c'est plus d'enseignants et de moyens pour pouvoir étudier et travailler dans des conditions dignes de notre époque. Quant à Ségolène Royal, c'est avec toute la distinction qui la caractérise qu'elle a redoublé de flatteries à l'égard de son premier ministre, parlant de la " génération Jospin ". Ni plus ni moins. Et a-t-elle ajouté pleine de zèle, " sérieuse, bienveillante, paritaire et mélangée " !

On croit rêver. La jeunesse qui manifeste dans la rue sa colère, c'est la " génération décembre 95 ".

Elle refuse une société injuste qui condamne des millions de femmes, d'hommes et de jeunes au chômage, au désespoir, une société de violence et d'insécurité, une société élitiste qui tout en faisant la morale aux plus démunis flatte l'individualisme et l'arrivisme. Les filles et les fils de décembre 95 reprennent le slogan de " tous ensemble " et scandent dans la rue leur besoin de solidarité.

En reprenant à son compte les aspirations, les mots d'ordre et les slogans et quant au fond les revendications de décembre 95, la jeunesse leur donne une force, un dynamisme qui ne peut que contribuer à relancer l'ensemble des luttes, toutes générations confondues.

Et dès aujourd'hui, c'est ce qui commence à se passer. N'a-t-on pas vu la semaine dernière les travailleurs retraités manifester contre la dégradation de leurs conditions d'existence, tout en affirmant leur refus de voir les retraites des générations futures dépendre des fonds de pension que le gouvernement voudrait créer, c'est-à-dire des intérêts des financiers et autres spéculateurs ? On peut voir aussi dans différentes grandes villes de ce pays des travailleurs des transports en commun reprendre les revendications du mouvement des cheminots et des travailleurs de la RATP, l'embauche pour assurer la sécurité et mettre fin à la dégradation du service public.

C'est aussi un peu partout qu'éclatent, dispersées, des luttes, dans un bureau de poste, dans une entreprise, luttes qui le plus souvent posent le problème de l'embauche, le problème des effectifs ou le refus des licenciements.

Oui, à travers tout le pays, les travailleurs relèvent la tête, osent exprimer leur mécontentement, même si les directions des organisations syndicales sont le plus souvent silencieuses et passives, voire soutiennent la politique du gouvernement. Les mouvements restent dispersés parce qu’il n’ont pas d’Etat-major aidant à leur coordination, à leur centralisation.

Il est clair aujourd'hui que nous ne pouvons pas compter sur les partis qui soutiennent le gouvernement, ils ne font, de temps en temps, semblant d'être avec nous que pour mieux nous tromper et nous désarmer. La mobilisation nouvelle du monde du travail comme de la jeunesse pose la question de son expression et de son organisation politique, car il n'est pas possible aujourd'hui de se battre exclusivement sur le plan syndical et social. Toutes les revendications, celles de la jeunesse comme celles des travailleurs convergent vers la contestation de la politique que tous les gouvernements ont menée, la droite comme la gauche, ensemble ou séparément, une politique qui sacrifie les intérêts de la collectivité à ceux d'une minorité de privilégiés.

Des mouvements et des luttes qui se développent va naître une force politique nouvelle capable de représenter en toute honnêteté le monde du travail, les chômeurs, les exclus, la jeunesse. Cette force s’est déjà exprimée aux élections présidentielles de 1995 ou lors des dernières élections régionales. Elle est en train de prendre conscience d’elle-même et de la nécessité de se regrouper. Il appartient à chacun d'entre nous d'y prendre sa place.

 

Jeudi 22 octobre, manifestations des retraités : " à 20 ans la galère, à 60, la misère "

Jeudi 22 octobre, ce sont 60 000 retraités qui ont participé aux manifestations organisées à Paris et dans six villes de province. Les retraités ont tenu à affirmer leur solidarité avec la mobilisation de la jeunesse. Sur des pancartes, on pouvait lire : " anciens ou lycéens, victimes de l’intégrisme capitaliste ", " tous ensemble ". Une nouvelle fois, les retraités sont descendus dans la rue pour dénoncer l’indexation depuis 1993 des retraites sur les prix et non plus sur les salaires, ce qui compte tenu d’une faible inflation, entraîne une baisse de leur pouvoir d’achat. Ainsi, cette ancienne ouvrière de la confection de Chateauroux dénonçait sa situation : " je touche chaque mois 3000 F du régime général et 1000 F de ma caisse complémentaire pour mes 42 années de travail, il me faudrait au moins le SMIC ". Ils revendiquent aussi le retour pour le calcul du montant des retraites du régime salarié aux dix meilleures années et aux 37,5 ans de cotisations, et l’augmentation des minima des pensions : le minimum vieillesse que touche un million d’entre eux est de 3433 F pour une personne seule. Oui, la misère, ça suffit. Et ce n’est pas la décision d’augmenter au 1er janvier de 1,2 % les retraites qui changera quoique ce soit. Il n’y a d’ailleurs eu que le Parti socialiste pour s’en féliciter dans un communiqué où il dit comprendre les retraités et affirme que cette revalorisation " rompt avec la politique conduite par la droite entre 93 et 97 qui s’était soldée par une perte du pouvoir d’achat de 4 % ". Les retraités ne sont pas dupes des nouveaux mauvais coups que le gouvernement leur prépare en commençant à ouvrir une brèche dans le système des retraites par répartition. Et dans les manifestations, les slogans étaient nombreux, tel " non à la capitalisation, oui à la répartition ", pour réclamer l’abrogation de la loi Thomas de mars 97 sur les fonds de pension, loi qui n’a pas été appliquée telle quelle parce que le gouvernement Jospin arrivant au pouvoir n’a pas osé reprendre à son compte cette loi votée par la droite mais dont il se sert maintenant pour expliquer qu’il y a… fonds de pensions et fonds de pensions. Aubry a expliqué sur France 2 que " nous avons toujours dit que ces fonds de pension-là, nous étions contre. En revanche, mettre de côté des sommes négociées, de manière collective, en donnant les mêmes avantages à tous, pour mieux préparer notre retraite demain, c’est là dessus que nous travaillons ". Le gouvernement affirme d’un côté son attachement au système actuel de retraite et de l’autre, prépare de nouvelles possibilités de cadeaux pour les assurances privées qui font pression pour se jeter sur ces nouvelles sources de profits. Comme à chaque fois, le gouvernement prépare ses coups en les justifiant au nom de l’intérêt collectif comme la mise en place dès 99 d’un fonds-vieillesse  doté de 2 milliards de francs, censés provenir des futurs excédents de la Sécurité Sociale, pour équilibrer à partir de 2005 les régimes de retraite. Les directions syndicales qu’Aubry tient à associer aux projets gouvernementaux, à l’exception de la CGT, sont favorables à de nouveaux reculs. Notat de la CFDT a donné son accord aux fonds de pension à condition qu’il y ait " des garanties ". Blondel s’est dit partagé, par contre il s’est dit " ouvert à un recul de l’âge de la retraite ". Les retraités, eux, ne se laissent pas endormir. Comme en témoigne ce syndicaliste retraité de Tourcoing qui déclarait : cela nous inquiète d’autant plus que les fonds de pension américains viennent de se casser la gueule ".

Le Havre : les travailleurs des ach ne peuvent avoir confiance qu'en eux-mêmes et dans leur luttes

Le jeudi 22 octobre, le gouvernement faisait tomber son couperet : puisqu’il n’y avait aucun repreneur jugé viable, les ACH devaient fermer. Pour ces gens-là, la page est tournée sur 1500 emplois directs, 2500 avec les intérimaires, sans doute pas loin de 10 000 avec tous les emplois indirects. C’est pour cette raison que l’inquiétude est grande : " sur le havre, il y a déjà 17 % de chômeurs, où est-ce que l’on va ? " La reconversion, personne n’y croit : " comme docker avec le projet port 2000, alors qu’ils ont déjà licencié des dockers, Et à quel salaire ? ; moi aussi j’ai une maison à payer, l’EDF etc. ". Dans cette ambiance, personne n’a vraiment le cœur à travailler : " Les chimiquiers (dont la livraison est prévue pour dans deux ans), ils vont les attendre ! " d’autant plus que c’est après la réalisation de cette commande que les ACH devraient fermer. Certains travailleurs de la sous-traitance se placent déjà sur d’autres chantiers, certains travailleurs des chantiers commencent à regarder ailleurs, mais où ? Le sentiment général hésite donc entre la résignation et la colère : " on décide de fermer comme ça du jour au lendemain, sans nous demander notre avis, on n’est pas des chiens, mais presque ", déclarait la femme d’un travailleur à un journaliste.

La colère, c’est vis-à-vis de ceux qui sont jugés responsables. Certains proches du PCF désignent " l’Europe de Maastricht ", pour certains, puisque le gouvernement prend prétexte des réglementations européennes pour refuser de subventionner les ACH ; le gouvernement Balladur puisque c’est lui en 1995 qui, en acceptant la commande des trois chimiquiers dont la réalisation se fait au Havre, a accéléré la perte des chantiers navals. Bien des travailleurs désignent les patrons incompétents qui ne savent qu’empocher les subventions et sont incapables de gérer l’entreprise, les gouvernants et tous les politiques finalement : " tous pareils, gauche, droite, divers gauche, divers droite ". C’est Rufenacht, le maire rpr du Havre, qui a écopé en premier : vendredi 23, jour de grève aux chantiers, plusieurs centaines d’ouvriers, qui voulaient " coincer un socialiste " sont tombés sur lui. C’est donc lui qui a ramassé des œufs sur le costume et sur la tête, ce qui lui vaut maintenant le surnom de Caliméro : " C’est vraiment trop injuste " a-t-il dit en substance. Puisqu’il n’est pas au gouvernement, il ne serait pas responsable ! Cela ne l’a pas empêché de programmer la fin des chantiers puisque dans la maquette du projet port 2000 exposée en mairie, les chantiers navals ont disparu !

Les œufs sur la tête de Rufenacht ont donné à réfléchir. Après des hésitations, les élus RPR, PS, PC invités au ministère de l’économie le mardi 27 ont décidé de refuser l’ordre de fermeture du jeudi 22 et de quitter Bercy si Strauss-Kahn commence à leur parler de plan social et de reconversion. Ils ont proclamé cela lors d’une réunion extraordinaire du conseil municipal lundi 26, dans une touchante unanimité avec une citation de la femme d’Eric Tabarly à l’appui sur la " grandeur maritime de la France ". Mais ces gens-là étaient bien solidaires des gouvernements Balladur puis Juppé, ou le sont aujourd’hui du gouvernement Jospin. Et ils seraient solidaires aussi des salariés ? Solidaires de ces gouvernements, solidaires des salariés, il y a une solidarité de trop.

Aujourd’hui, ils réalisent l’union sacrée avec tambours et trompettes ; demain, ils réaliseront l’union sacrée avec fleurs et couronnes pour enterrer les ACH et avec autant de trémolos dans la voix. On ne peut avoir confiance en ces gens-là, ce qu’expriment les travailleurs des ACH en disant qu’ils n’iront plus voter ou qu’ils vont brûler leur carte d’électeur.

Dans leurs conversations ils reviennent aussi sur le passé : le niveau de vie qui n’a cessé de baisser depuis 15-20 ans, les CRS qui en 1976, à 5 heures du matin, sont venus déloger les ouvriers qui voulaient conserver leur travail de maintenance sur le paquebot France. On parle aussi des luttes du père ou du grand-père : " 1936, 1968, ça a servi à quoi ? On est revenu au Moyen-Age. Liberté, égalité, fraternité, parlons-en : ça n’existe pas ". On parle du passé plus récent, celui de Cherbourg où avec les licenciements qu’il y a eu, " les emplois qu’on crée là-bas, c’est dans la gendarmerie : évidemment, avec tout ça, ça développe la délinquance ". Et quand on parle de l’avenir, c’est justement pour penser à celui des enfants. C’est pour cela que si la solution reste floue (une nationalisation, pourquoi pas ?), ce qui est sûr, " c’est qu’on se battra ". Rendez-vous est donc pris jeudi 29 à 9 heures dans les rues du Havre.